Paysage de l’après, paysage sous tension

 

Artiste plasticien, musicien et performeur issu d’une famille de circassiens, diplômé de l’ESAM de Caen en 2018, Rudy Dumas porte une attention toute particulière à l’installation, convoquant et détournant objets, signes et matériaux qui peuplent nos paysages urbains. Il aborde la sculpture, le dessin et l’exposition de manière intuitive, en réponse aux formes qu’il découvre et emmagasine dans son esprit ou invite dans ses croquis à mesure de ses déplacements, de ses rencontres et expériences.

Par sa pratique, il cherche à passer outre l’usage normé d’un lieu. Aussi creuser ou polir, parfois recouvrir, «jouer avec les choses mortes» (1), les agencer, les hybrider sont autant de gestes que l’artiste produit pour aller chercher autre chose dans les formes, les matériaux et les sites traversés : de nouveaux récits possibles ou encore quelque chose de latent, de non-dit et de manquant.

Pour clore sa résidence, il offre une exposition qui rend particulièrement sensible la manière dont il prend plaisir à s’imprégner et à s’approprier l’espace, bousculant notre perception du lieu, détournant et agençant les objets et les signes glanés pour recomposer un paysage sous tension. Un paysage singulier, mêlant vécu personnel, attention aux objets délaissés, intérêt pour les friches et les ruines de la ville postindustrielle et considération pour les vies parallèles s’y dissimulant, qui détournent, réinventent en marge une autre manière de pratiquer l’espace et de s’approprier les objets.

Donnant son titre à l’exposition, On my block est la contraction d’une expression anglo-saxonne ‘’Going on my block’’ que l’on pourrait traduire par zoner dans le quartier ou faire le tour du secteur.C’est aussi le titre de la première œuvre face à laquelle on se retrouve dans l’espace : une réplique légèrement agrandie de l’un de ces nombreux blocs de béton anti-intrusion qui ont fleuri un peu partout dans les centres-villes. Déplacer cette forme singulière de mobilier urbain n’est évidemment pas anodin. Car ce faisant, l’artiste amplifie tout ce que cette forme omniprésente et comme fondue dans le décor, charrie d’idéologie insidieuse. D’autant que la masse posée sur le bloc de béton se présente comme une invitation à le détruire.

En retour, la présence inattendue du bloc met en tension et interroge d’emblée l’espace d’exposition, sa matérialité, ses conditions d’existence, ses conventions de circulation. Notons à ce sujet que l’ensemble des outils présents dans l’espace (de la scie plantée dans le mur – Fonction, jusqu’au serre-joint enserrant le pilier – Fata Morgana) accentuent cette mise en tension.

Autour de cette sculpture, plusieurs propositions viennent alors se télescoper et se relier dans l’espace d’exposition. Tomodensitométrie (le nom technique du scanner médical) est une fresque conséquente qui recouvre la totalité du mur. Elle se compose d’un badigeon de noir de charbon et de colle-étalé à la brosse et à la main, telle une peinture pariétale – et d’une creusée panoramique. Cette découpe minutieuse, presque chirurgicale de l’épiderme de l’espace d’exposition met à nu les couches de matière qui forment le mur et dévoile les éléments de son histoire architecturale : Placoplâtre, bois, rails, isolants, câbles électriques, pierre de Caen. Sur les bords de cette percée, un plafonnier de néons colorés est venu s’ajouter comme pour éclairer cette plaie béante paradoxale, à la fois brèche dans le temps et fenêtre murée, éloquente et mutique.

En regard et posée au sol, Pâté Palette peut être vue comme un prélèvement du mur mais aussi comme une forme de vanité qui s’offre un détour par les territoires de l’enfance. En faisant écho à ces premières architectures enfantines moulées, il nous fait éprouver quelque chose de la vacuité, de la vanité mais aussi des jeux et  des plaisirs (parfois régressifs) éprouvés ou perçus lors de ses déambulations sur les sites en déshérence.

D’un bout à l’autre, du sol au plafond, une diagonale de fils électriques colorés traverse la pièce et relie la fresque aux deux autres sculptures lumineuses de l’espace d’exposition, tels les artères d’un gigantesque organismevivant.

Accrochée au plafond, Fils de Pub est une sculpture lumineuse traversée par un fil électrique. Sur ce panneau arraché et récupéré dans la rue, poncé et retravaillé, aucune image publicitaire mais de multiples traces d’attaques au chalumeau ont fait fondre et percé  le plexi. Des traces circulaires et d’autres signes graphiques très rudimentaires, ramènent l’objet au design très contemporain à la forme archaïque du Totem. Le panneau publicitaire sorte de dieu soleil déchu…?

Reliée au panneau lumineux par un fil électrique, La Curée au Flambeau se compose d’une tête de lampadaire urbain polie, posée au sol et d’une «flèche» de métal dorée qui le traverse, tel un animal abattu. Le titre évoque d’ailleurs une scène de chasse nocturne qui consiste à donner en récompense aux chiens des morceaux de gibiers.

L’artiste s’est également approprié les deux piliers.  Avec Greffe autoportrait, il utilise son smartphone cassé comme moule et comme motif sculptural qu’il applique tout le long de la colonne.  Le résultat peut s’apparenter à une sorte de bas-relief ou à un carottage dystopique, la répétition de la forme apparaissant comme une protubérance maladive symptomatique de notre époque. En regard, FataMorgana (sorte de mirage) revisite la fresque. De part et d’autre du serre-joint qui définit une ligne d’horizon, un dégradé de couleurs. Là, de nouveau, les interventions de ponçage révèlent les matériaux constitutifs de l’espace, donnant à voir l’épiderme du lieu.

Nyima Leray

 

(1)  En référence à l’exposition au Centre National d’Art Contemporain de la Villa  Arson, Nice, du 29 février au 24 mai 2008, intitulée Ne pas jouer avec les choses mortes, exposition qui interrogeait les pratiques performatives à partir de la production d’objets.